27.01.2021
Conférence

Mieux comprendre notre humanité

5 min à lire

L’Académie du Service a proposé lors de l’édition 2020 de son colloque annuel Cultures Services différentes keynote sur le sujet “La Symétrie des Attentions dans un monde nouveau.”

Au programme de cette journée dédiée aux questions contemporaines que l’on se pose tous, le philosophe Luc Ferry prend la parole. Il revient sur les propos de grands philosophes, tels que Socrate et Kant, évoque certains mythes grecs fondateurs de nos sociétés actuelles pour nous offrir une réflexion sur deux thématiques : l’altruisme et le narcissisme.

“Pour relever le défi d’aujourd’hui et de demain, il est important de mieux comprendre notre humanité” nous dit Jean-Jacques Gressier. Il a donc demandé à Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de l’Éducation, en quoi la conviction de la symétrie des attentions peut nous éclairer sur ce que veut dire être un être humain.

“Je pense que nous sommes tous aujourd’hui déchirés entre deux tendances de fond de la société actuelle” nous dit Luc Ferry. Ces tendances sont celles du narcissisme et de l’altruisme. Luc Ferry souhaite montrer comment l’idée de symétrie des attentions les réconcilie toutes les deux d’une certaine manière.

Le narcissisme

Luc Ferry lit la revue de psychologie positive. Et dans le dernier ou l’avant-dernier numéro, il y a une interview qui l’interpelle et plus particulièrement ce passage : “Dans la mythologie, l’art et la psychanalyse, Narcisse est une force extraordinairement positive et nécessaire.”

“Pardon, c’est mon côté vieux prof. J’ai passé 40 années de ma vie à essayer de comprendre la mythologie grecque. C’est tellement faux que ça me fait de la peine.” s’exaspère Luc Ferry.

“Narcisse est le personnage le plus détestable de toute la mythologie grecque.”

Revenons sur la légende de Narcisse. Socrate est exactement le contraire de Narcisse. Narcisse est beau dehors, mais il est laid à l’intérieur parce qu’il est égoïste alors que Socrate est laid mais, à l’intérieur il est formidable. Il est altruiste et il s’intéresse aux autres.

Dans la légende de Narcisse, une nymphe prénommée Echo tombe follement amoureuse de Narcisse parce qu’il est beau comme un dieu. “Il est charmant d’apparence, mais c’est un salaud” précise d’emblée Luc Ferry. Un jour, Era, la femme de Zeus punit Echo pour lui avoir menti au sujet de son mari volage. Era l’oblige à ne pouvoir répéter que les derniers mots prononcés par quelqu’un. À chaque fois que Narcisse lui parle, elle ne peut que répéter les dernières syllabes de ce qu’il vient de dire. Il trouve évidemment qu’elle est ridicule. Elle finit par maigrir tellement il ne reste plus que son écho dans les montagnes. Elle est morte.

Les sœurs d’Echo décident de venger la défunte. Elles invoquent Nemesis, déesse de la vengeance, qui va faire en sorte que Narcisse tombe amoureux de quelqu’un qu’il ne pourra jamais saisir, autrement dit lui-même. Et le malheureux Narcisse tombe un jour sur son visage qui se reflète dans l’eau. Et il tombe amoureux de lui-même et devient malheureux au point de ne plus se nourrir. Il en meurt. Et quand il traverse le fleuve des enfers, Narcisse essaye encore de s’attraper dans l’eau.

“C’est la plus grande punition, c’est l’horreur absolue Narcisse.” nous dit Luc Ferry avec effroi.

Présenter Narcisse comme le mythe le plus positif de la mythologie grecque est une absurdité selon Luc Ferry. C’est un mythe absolument négatif.

Le narcissisme, c’est ce que Foucault appelait le “souci de soi ». C’est chercher notre bonheur et notre bien-être par des exercices spirituels comme nous le vendent les marchands de bonheur aujourd’hui. Pourquoi le souci de soi est-il si puissant ? “Parce que mes amis nous avons vécu un siècle de déconstruction des grandes causes, des grands récits comme jamais dans l’histoire de l’humanité” répond Luc Ferry. C’est pour lui une raison absolument fondamentale, la clé de lecture la plus importante du 21ᵉ siècle occidental et aussi de la période que nous vivons aujourd’hui.

Luc Ferry nous présente deux exemples qui en sont la preuve :

  • Quand j’étais jeune, le communisme représentait 25% de l’électorat français. Et c’était de très loin le parti le plus important. Il y avait une grande cause, un grand dessein, une utopie qui dépassait le narcissisme individuel. Aujourd’hui, le parti communiste représente 2% de l’électorat en France.
  • À l’époque, 90% des Français étaient catholiques. Aujourd’hui, ils sont à peine 40% et ils ne croient plus à grand-chose.

“Quand il n’y a plus de grandes causes, il reste son nombril. Et puis on en a tous un et on s’y intéresse beaucoup.”

“On connaît un déclin absolument extraordinaire des grandes causes, des transcendances par rapport à l’individu, d’où le narcissisme actuel, d’où l’explosion du souci de soi.” nous dit Luc Ferry.

L’altruisme

Cette tendance est aussi très forte chez nous. On le voit avec le développement de l’humanitaire moderne. Il y a 4 formes d’altruisme :

  • L’altruisme par intérêt ou par égoïsme paradoxalement. On s’intéresse aux autres parce que notre bonheur en dépend. Si par exemple les gens que j’aime sont malheureux, je suis malheureux aussi. Pour son propre bonheur, il est préférable d’être gentil avec les autres.
  • L’altruisme par devoir. Tu dois t’occuper des autres parce que c’est le devoir de l’humanité. C’est l’humanisme moderne. C’est la morale du devoir tel qu’on l’enseignait à l’école de la République jusque dans les années 50’.
  • L’altruisme par amour. Cela fait référence au message de Jésus avant tout. Jésus dit à ceux qui le suivent : “Je ne suis pas venu là pour abolir la loi, je suis le remplissement de la loi.” C’est l’amour. Pour une mère qui aime son enfant et qui lui donne à manger quand il a faim, l’embrasse quand il pleure et lui met des vêtements quand il a froid.

“Si nous nous aimions les uns les autres comme nous aimons nos enfants, il n’y aurait plus de guerres sur la planète.”

L’altruisme par devoir. Qu’est-ce que je ferais si c’était ma fille que j’aime ? Comment devrais-je agir vis-à-vis de lui si c’était quelqu’un que j’aime ?

La réconciliation des deux

Kant parle de la pensée élargie. “C’est une idée géniale” s’exclame Luc Ferry. C’est ce qui va faire la vraie différence entre l’humain et l’animal. Ce n’est pas l’intelligence mais la capacité de penser à la place d’un autre.

Ce n’est ni le langage, ni l’affectivité, ni l’intelligence qui sépare l’homme de l’animal. C’est la sympathie. C’est la capacité de penser à la place d’un autre.

Michael Tomasello, universitaire, docteur en psychologie de l’Université de Géorgie, chercheur à l’Institut Max Planck en Allemagne, professeur à l’université de Leipzig, est un spécialiste des animaux et a consacré sa vie entière à l’étude des grands singes. Luc Ferry nous conseille de lire son livre Pourquoi nous coopérons. C’est une explication empirique, avec des études de terrain, sur la vraie différence entre animalité et humanité : cette capacité d’attention pour autrui.

Deux illustrations à cela :

  • Un petit enfant, voyant un feu d’artifice de sa fenêtre, va prendre sa maman ou son papa par la main et dire “regarde, regarde c’est magnifique !”. Il va partager avec l’autre.
  • Les animaux ne mentent pas, ils sont cash. Nous, nous mentons. Demandez-vous pourquoi nous mentons ? Et qu’est-ce que ça suppose de mentir à quelqu’un ? Mentir à quelqu’un suppose que l’on peut se mettre à la place de l’autre. Et qu’on va lui dire ce qu’il veut entendre.

C’est le cas du discours politique, amoureux et poétique. Ce qui compte c’est d’emporter l’adhésion.

Quels effets ? L’effet principal de cette réciprocité est que l’espèce humaine est douée de moralité.

“On a déjà vu des humains s’occuper des baleines. On n’a jamais vu le contraire. Et ça ne risque pas d’arriver. Et ce n’est pas pour rien.”

Luc Ferry revient sur le sujet du colloque et la symétrie des attentions : “Pas de service sans cette capacité-là. C’est une bonne idée de réfléchir à l’intérieur même de l’entreprise, à se considérer soi-même comme un client potentiel et à traiter dans l’entreprise les salariés comme s’ils étaient des clients.”

Luc Ferry conclut son intervention avec un extrait du poème de Victor Hugo “Booz endormi” :

Booz était bon maître et fidèle parent ;

Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;

Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,

Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;

Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

 

Cette idée de grandeur et de lumière illustre la pensée élargie et l’élargissement de l’horizon.

“Au fond, pour Kant, pour Victor Hugo, pour moi aussi, c’est le sens même de la vie. Être capable d’élargir l’horizon, c’est ce qui nous fait spécifiquement humains.

Retrouver le compte-rendu de notre colloque Cultures Services 2020 et l’ensemble des témoignages inspirants de nos intervenants en téléchargement gratuit ici.

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